Imposer un forfait jour illicite : rappel de salaire de trois ans, condamnation au travail dissimulé, et prise d’acte du contrat de travail aux torts de l’employeur
Un cadre est recruté par une célèbre enseigne internationale de mode à bas prix.
Il était prévu dans son contrat de travail qu’il ne travaillerait pas aux 35 heures selon un forfait annuel de 215 jours travaillés par an.
Le recours aux forfait jours est fréquent pour les cadres.
Cependant, comme ces forfait dérogent à la règle du décompte du temps de travail par semaine et permet de travailler davantage que 35 heures, ces forfaits sont réservés à des salariés qui disposent d’une totale autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps.
Ces forfaits ne peuvent prévus au contrat de travail que si la convention collective applicable à l’entreprise le permet ou un accord d’entreprise signé en local avec les partenaires sociaux le prévoit.
La difficulté dans cette affaire est que ce cadre va rapidement s’apercevoir qu’il ne dispose d’aucune autonomie dans l’organisation de son emploi du temps : il est intégré aux équipes de travail, se voit transmettre un planning hebdomadaires qui fixe ses jours de travail, et ses jours de repos.
En outre, la clause contractuelle qu’il signe est identique aux 20 magasins que l’enseigne compte en France.
De nombreuses questions ont été posés par les délégués du personnel
Devant l’absence de réponse, le cadre obtient une ordonnance sur requête délivrée par le Président du Tribunal de grande instance de Marseille [devenu Tribunal judiciaire] de commettre un huissier aux fins de se rendre dans l’un des magasins à Marseille, procéder à des sommations interpellatives et vérifier l’application du forfait jours sur place.
Il en ressort que la direction impose aux cadres une présence au sein de l’entreprise à des horaires prédéterminés définis par plannings.
Une première fois la Cour d’appel d’Aix-en-Provence saisie de la contestation de l’ordonnance sur requête déboute l’employeur et a bien considéré que l’ordonnance sur requête était motivée.
La Cour a dit que :
-la salariée justifiait d’un intérêt légitime à solliciter une mesure d’instruction au sein de son entreprise pour vérifier la réalité de l’organisation de son temps de travail ainsi que sa légalité
– que l’absence de réponse claire de la direction aux différentes questions posées par les représentants du personnel depuis 2015 permettait de suspecter une volonté de l’employeur de ses soustraire à ses obligations légales et caractérisant par là même la nécessité de de conserver les preuves en vue du procès qu’elle envisageait d’intenter,
– que le premier juge a justement retenu qu’il s’agissait de raisons tout aussi évidentes que commandées par le bon sens impliquant d’agir dans un cadre non contradictoire puisqu’il s’agissait de caractériser une fraude en cours en surprenant son auteur (CA Aix-en-Provence Chambre 1-2 du 7 février 2019 n°17/22599)
Dans le même temps, le cadre prend acte de la rupture de son contrat de travail et saisit le conseil de prud’hommes de MARSEILLE.
Il demande la nullité de son forfait jours, un rappel de salaire pour heures supplémentaires ainsi des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et indemnité de travail dissimulé.
La Cour d’appel d’Aix en Provence, fait droit à l’ensemble de ses demandes et prononce plusieurs condamnations.
D’abord, elle prononce la nullité du forfait jours:
Dans cette affaire, l’on déplore trois violations majeures incompatibles avec la notion de forfait jours :
- L’absence d’autonomie du cadre ;
La Cour d’appel en a déduit que le cadre intégré aux équipes qu’il encadrait, ne choisissait pas ses jours de repos et était contraint et soumis à des plages horaires de travail qui fixaient ses horaires de travail.
- L’absence de suivi de la charge de travail : le salarié a démontré d’ailleurs qu’il avait travaillé certaines années au-delà du nombre annuel de jours contractuellement définis et qu’il n’avait bénéficié d’aucun entretien sur la charge de travail
- Le non-respect du repos hebdomadaire et quotidien : la cour d’appel rappelle que ces garanties sont d’ordre public et doivent être impérativement respectées par l’employeur
Le forfait jours invalidé, le cadre est en droit de demander un rappel de salaire pour heures supplémentaires.
L’examen du dossier s’est alors concentré sur la réalité des heures supplémentaires demandées.
Sur ce point, la Cour de cassation indique qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.
Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble des éléments de fait qui lui ont été soumis au regard des exigences légales et réglementaires applicables. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant, c’est ce qu’a décidé la Cour de cassation dans une de ses plus hautes compositions (Cass. Assemblée Plénière, 18 mars 2020 n°18-10.919 P+B+R+I)
La Cour d’appel a suivi les prescriptions de la Haute juridiction et examiné les pièces en sa possession.
A cet effet, le cadre a produit ses plannings journaliers de travail comprenant ses heures impératives de début de service, il a également établi un tableau récapitulant semaine par semaine le temps travaillé
Il a également versé à son dossier de nombreuses attestations, plannings, emails, ainsi que le constat d’huissier établi à la suite de l’ordonnance sur requête rendue par le Tribunal de Grande Instance de Marseille qui démontrait de la réalité du stratagème mis en place par l’employeur
Le rappel d’heures supplémentaires a été accordé sur trois ans ainsi que les congés payés y afférents , de même que des rappel de salaire du fait du non-respect du repos compensateur sur la durée de travail hors contingent annuel des heures supplémentaires.
En outre, le cadre obtient des dommages et intérêts évalués à 6 mois de salaire en raison du travail dissimulé calculé sur la base de son salaire revalorisé du fait des heures supplémentaires.
La Cour d’appel a retenu que le salarié avait établi le caractère intentionnel de l’employeur d’avoir omis de déclarer sûr le bulletin de salaire un nombre d’heures de travail inférieur aux heures réellement effectuées.
Cette intention est notamment caractérisée par le fait que les délégués du personnel [devenu Comité Social et Economique] ont régulièrement interrogé l’employeur sur l’absence de validité des clauses de forfaits jours et ce dernier n’a pas daigné apporter de réponse sérieuse.
Dernier point, le salarié avait pris acte de la rupture de contrat de travail aux torts exclusifs de l’employeur et invoqué à l’appui de cette prise d’acte qu’il lui avait été imposé une clause de forfait annuelle en jours illicite.
Là encore, la Cour d’appel a retenu que le salarié avait été contraint à travailler sous l’égide d’un clause de forfait jours tout en lui imposant un planning lui retirant toute autonomie dans l’organisation de son emploi du temps , de ne pas avoir organisé d’entretien annuel sur la charge de travail et violé de façon répétée le droit au repos sont considérés comme des griefs suffisamment graves pour empêcher la poursuite de son contrat de travail.
Des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ont été prononcés ainsi que le versement de l’indemnité de licenciement calculée sur l’ancienneté du cadre.
L’arrêt de la Cour d’appel n’a pas été frappé de pourvoi en cassation de sorte qu’il est définitif (CA Aix-en-Provence Chambre 4-1 du 4 février 2022 n°18/03663)